Dans la deuxième ville d’Ukraine, il n’y a plus de place pour une artère portant le nom du “pays envahisseur”, clame l’étudiant en arts Evguen Deviatka sur l’ancienne “avenue de Moscou”, rebaptisée “Héros de Kharkiv”, en hommage aux défenseurs de la ville. Cette grande ville du nord-est a d’ores et déjà changé trois noms de rues et déboulonné une statue d’Alexandre Nevski, héros médiéval russe célébré pour ses victoires militaires.
A terme, près de 200 noms de la toponymie actuelle sont dans le collimateur. Attaquée dès les premières heures de l’invasion russe le 24 février car située près de la frontière, Kharkiv a essuyé des semaines de bombardements meurtriers, avant que les troupes ukrainiennes ne regagnent du terrain. Mais la cité, qui comptait quelque 1,4 million d’habitants avant la guerre, reste menacée. “Les noms sont associés à une nation, à un pays. Qu’est-ce que fait ce pays? On a vu ce qu’ils font. Tout ce qui est russe dehors”, lance Laryssa Vassyltchenko, ingénieure de 59 ans. Mykyta Gavrylenko, un soldat, s’emporte devant le socle où trônait il y a quelques jours encore la statue d’Alexandre Nevski, arrachée par un camion qui a cassé des pavés du trottoir: “ces gens sont contre l’Ukraine, ils nous ont attaqués, tuent nos citoyens, nous blessent, nous humilient”.
Pour Iouri Sidorenko, responsable de la communication de Kharkiv, “le temps est venu”. “En ce qui concerne les toponymes russes, places, rues, villages, notre position est claire: ils ne figureront plus sur la carte de la ville”, assène-t-il. La mairie ne veut pas pour autant brûler les étapes: “Il y a beaucoup de noms en jeu, je ne peux pas dire combien parce que les autorités doivent en discuter et il faut en débattre publiquement”, dit M. Sidorenko. La question n’est pas aussi simple qu’il n’y paraît. Si l’avenue et la place de Moscou ou l’avenue de Belgorod, ville russe d’où est arrivée l’attaque du 24 février, sont de choix “évidents”, d’autres -des artistes ou des écrivains russes du passé-, n’ont rien à voir avec l’histoire récente ou soviétique.
Pouchkine ou pas Pouchkine
“Il faut changer toute une culture impérialiste russe. Ils nous ont imposé leur culture, leurs écrivains, tout”, assure un passant, qui refuse de dire son nom. S’il dit n’avoir rien contre Alexandre Pouchkine, le légendaire poète russe, il ajoute: “cette rue s’appelle Pouchkine parce qu’il est russe”. Dans cette “rue Pouckine”, figurent désormais les graffitis de l’artiste de street-art ukrainien Gamlet. Celui-ci a écrit le nom “rue Britannique” sous plusieurs panneaux. “Britannique” parce qu’il est couramment admis en Ukraine que la Grand-Bretagne est actuellement l’un des plus grands soutiens du pays dans sa guerre contre la Russie. Rue de Moscou, des habitants avaient précédé la mairie, et apposé un faux panneau “avenue Grigori Skovoroda”, du nom du philosophe ukrainien du 18e siècle, en lieu et place d’un des anciens panneaux, dont la plupart sont encore visibles.
L’application de géolocalisation Google Maps a en revanche déjà changé le nom de la rue à celui des “Héros de Kharkiv”. “Le nom me plaît, c’est mieux qu’avenue de Moscou. Je le dis depuis longtemps que ces noms devaient changer”, convient Ioulia Boutenko, artisane. L’affaire se complique toutefois rapidement: Nicolas Gogol, écrivain du 19e siècle revendiqué par les deux pays, “il a écrit sur l’Ukraine mais en russe”, reconnaît-elle. Idem pour le très apprécié auteur soviétique Mikhaïl Boulgakov, né à Kiev et mort à Moscou. “Ils doivent être enseignés” dans les écoles, tranche Ioulia. En ce qui concerne le compositeur Piotr Tchaïkovski, “il n’a rien fait à l’Ukraine, mais c’est de la culture russe”, poursuit-elle. L’écrivain Ostap Vychnia, lui, était Ukrainien, “mais pro-soviétique!”, fulmine Ioulia. “Tout est ambigu. Moi, je suis inquiète pour la rue Pouchkine. J’aime bien Pouchkine”, ajoute-elle. Et de conclure: “Aujourd’hui je n’ai pas acheté de +fromage russe+ (une sorte de fromage blanc, ndlr) parce que c’est russe. c’est étrange, quand on y pense on aurait déjà pu changer des noms”.
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